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Pierre Loti (à droite)
et Madame Chrysanthème
Pierre Loti : Arrivée à Nagasaki (1888)
Quand Nagasaki parut, ce fut une déception pour nos yeux : au pied des vertes montagnes surplombantes, c'était une ville tout à fait quelconque. En avant, un pêle-mêle de navires portant tous les pavillons du monde, des paquebots comme ailleurs, des fumées noires et, sur les quais, des usines; en fait de choses banales déjà vues partout, rien n'y manquait.
Il viendra un temps où la terre sera bien ennuyeuse à habiter, quand on l'aura rendue pareille d'un bout à l'autre, et qu'on ne pourra même plus essayer de voyager pour se distraire un peu... Nous fîmes, vers six heures, un mouillage très bruyant, au milieu d'un tas de navires qui étaient là, et tout aussitôt nous fûmes envahis. Envahis par un Japon mercantile, empressé, comique, qui nous arrivait à pleine barque, à pleine jonque, comme une marée montante : des bonhommes et des bonnes femmes entrant en longue file ininterrompue, sans cris, sans contestations, sans bruit, chacun avec une révérence si souriante qu'on n'osait pas se fâcher et qu'à la fin, par effet réflexe, on souriait soi-même, on saluait aussi. Sur leur dos ils apportaient tous des petits paniers, des petites caisses, des récipients de toutes formes, inventés de la manière la plus ingénieuse pour s'emboîter, pour se contenir les uns les autres et puis se multiplier ensuite jusqu'à l'encombrement, jusqu'à l'infini; il en sortait des choses inattendues, inimaginables; des paravents, des souliers, du savon, des lanternes; des boutons de manchettes, des cigales en vie chantant dans des petites cages; de la bijouterie, et des souris blanches apprivoisées sachant faire tourner des petits moulins en carton; des photographies obscènes; des soupes et des ragoûts, dans des écuelles, tout chaud, tout prêt à être servis par portions à l'équipage; - et des porcelaines, des légions de potiches, de théières, de tasses, de petits pots et d'assiettes... En un tour de main, tout cela, déballé, étalé par terre avec une prestesse prodigieuse et un certain art d'arrangement; chaque vendeur accroupi à la singe, les mains touchant les pieds, derrière son bibelot - et toujours souriant, toujours cassé en deux par les révérences. Et le pont du navire, sous ces amas de choses multicolores, ressemblant tout à coup à un immense bazar. Et les matelots, très amusés, très en gaîté, piétinant dans les tas, prenant les mentons des marchandes, achetant de tout, semant à plaisir leurs piastres blanches...
Mais mon Dieu, que tout ce monde était laid, mesquin, grotesque !
Madame Chrysanthème (1888) - Kailash Ed., 1993 - pp. 17-19
Dans le bain japonais
(1889)
C’est l’heure du bain ; quelqu’une des servantes, qui court toute nue sous la véranda, une lanterne d’une main, une serviette de l’autre, prête à se plonger dans l’eau tiède, s’arrête pour s’informer si je n’irai pas me baigner, moi aussi. Mon Dieu, cela dépend; j’en ai grande envie, mais comme la cuve est commune à tout le monde, je désire m’assurer d’abord s’il n’y a pas parmi les voyageurs quelques messieurs nippons avec qui cette promiscuité serait terrible – Non, rien que des voyageuses, ce soir, rien que des dames; c’est déjà un grand point. Une mère de famille, encore à la fleur de l’âge, et ses deux filles d’une quinzaine d’années, toutes trois avenantes, saines et fraiches. Alors, oui, je serai de la partie.
Donc, il faut redescendre, à l’aide d’une lanterne et de socques appropriées à la circonstance, il faut traverser le jardin, pour gagner la salle isolée où cette baignade se passe. Déjà un froid de loup, dans ce jardin maniéré, qui est envahi complètement par la nuit et où le brouillard des soirées de novembre est descendu sur les rocailles et les plantes naines; autour de ces petites choses, les montagnes font de grandes murailles noires où l’on entend courir des cascades; et un peu de lumière reste encore, tout en haut, dans le ciel d’un rose glacial d’hiver, où brillent les premières étoiles; tout cela est triste, je ne saurais vraiment pas trop définir pourquoi; tout cela étrange surtout, étrange et lointain, avivant l’impression que j’avais déjà, depuis la tombée du jour, des distances extrêmes entre les pays, des abîmes entre les races, et en particulier de l’isolement de ce village perdu…
Les belles voyageuses m’ont précédé dans l’eau, à ce qu’il paraît, car en approchant j’entends leurs éclats de rire mêlés à des clapotements légers – et la tristesse des choses me semble s’envoler d’un seul coup, à ces bruits drôles.
Une douce chaleur, en entrant dans la petite salle basse, emplie d’une buée blanchâtre; la lampe éclaire avec discrétion, enfermée dans une guérite en papier transparent, sur laquelle sont peintes, cela va sans dire, deux ou trois chauves-souris. Tout est en bois, les murs, les bancs, les berges étroites où l’on se déshabille, et la piscine où les trois voyageuses sont déjà plongées; un bois blanc, savonné, sur lequel on se sent en danger de perpétuelle glissade; un bois très propre assurément, mais trop poli par le contact des corps humains et gardant l’odeur fauve de la chair jaune.
Ces trois dames ont le bain extrêmement folâtre; une barrière à claire-voie, comme celle qu’on met dans les aquariums pour faire des compartiments spéciaux à certains phoques, me sépare de leurs jeux; mais, par-dessus cette clôture anodine, nous échangeons quelques agaceries charmantes, agitant en l’air ces bandes d’étoffe bleue, ornées de sujets drôlatiques blancs et noirs, qui sont les serviettes japonaises. L’hôte et l’hôtesse, debout sur la berge glissante, assistent à ces ébats; non pour les contrôler, car ils professent un détachement absolu des incidents qui pourraient survenir; mais par politesse et pour être prêts à essuyer, avec des linges chauds, les personnes des deux sexes qui en feraient la demande.
Au sortir de la piscine, je trouve ma dînette de poupée toute prête, dans mon logis que réchauffe une urne de bronze pleine de feu.
Japoneries d’Automne, (1889) - Kailash Ed., 2000 - pp. 131-133
© Denis C. Meyer-2009